Russie-Turquie : Kilo contre S-400, vers un deal entre voisins consentants ?
Avec l'arrivée en Méditerranée du B-268 Velikiy Novgorod et du B-271 Kolpino fin août, la nouvelle sous-marinade de la Flotte russe de la mer Noire sera désormais bientôt au complet. Une fois qu'ils auront rallié le bassin pontique, ces submersibles rejoindront les quatre autres unités du Projet 0636.3 qui y sont déjà présentes au sein de la 4e brigade autonome des sous-marins de la flotte de la mer Noire. En comptant le B-871 Alrosa (Projet 877V), la Russie disposera alors de 7 sous-marins classiques (SSK) opérationnels en mer Noire. En dehors de leurs missions dans les eaux pontiques, des officiels de la marine russe ont déclaré occasionnellement ces dernières années que ces SSK seraient aussi amenés à effectuer des patrouilles en Méditerranée. Qu'en sera t'il vraiment ?
La résurrection de la sous-marinade russe en mer Noire
La flotte de la mer Noire dispose désormais "organiquement" de 6 SSK du Projet 0636.3 ; des submersibles diesels conçus par Rubin et construits à St Pétersbourg par le chantier naval de l'Amirauté. Ces SSK sont connus du grand public depuis qu'en décembre 2015, le B-237 Rostov-sur-le-Don a tiré une salve de missiles de croisière Kalibr sur des cibles en Syrie. Au moment où ces lignes sont écrites, le B-268 Velikiy Novgorod et le B-271 Kolpino croisent en Méditerranée, et la marine russe a déjà laissé entendre qu'ils pourraient aussi mettre en œuvre des tirs de Kalibr dans le cadre de l'opération militaire menée par Moscou en Syrie. Toutefois, d'ici quelques jours, tout au plus quelques semaines, ils devraient rallier la mer Noire et Sébastopol où sont stationnés les SSK russes, en attendant la mise en service de la nouvelle base navale de Novorossïsk à la fin de la décennie. En plus du B-871 Alrosa (qui subi des réparations l'usine de réparation navale n°13 de Sébastopol), la flotte de la mer Noire disposera donc de 6 SSK neufs destinés à évoluer principalement dans les eaux fermées du bassin pontique.
Hormis la marine turque qui dispose de SSK de type 209 (en attendant ceux de type 214) équipés de torpilles américaines Mk 24 (Mk 48 pour les futur type 214), les submersibles russes n'ont guère de concurrents en mer Noire. La Convention de Montreux (1936), qui régit le franchissement des Détroits turcs (Bosphore et Dardanelles), interdit en effet l'accès à la mer Noire aux sous-marins des États non riverains du bassin pontique. Si les Kilo russes seraient qualitativement supérieurs aux type 209 turcs (grâce notamment à leur signature acoustique faible), les torpilles qui les équipent seraient cependant moins fiables que celles, de factures américaines, embarquées sur les submersibles turcs. Toutefois, avec leur missiles Kalibr, les SSK russes peuvent atteindre depuis leur bastion naval de la mer Noire, n'importe quelle cible située dans un rayon de 2 500 kilomètres. A cela s'ajoutent les missiles anti-navires SS-N-27 (3M54E Klub), le tout faisant de ces sous-marins des armes d'interdiction redoutables, particulièrement adaptés à l'environnement maritime pontique.
La Convention de Montreux : un écueil dans les Détroits turcs
L'article 12 de la Convention de Montreux stipule clairement les conditions dans lesquelles les submersibles des pays riverains de la mer Noire sont autorisés à franchir les Détroits turcs :
- Afin de rallier leur base (sens Méditerranée - mer Noire) lorsqu'ils ont été construits par un chantier naval non pontique.
- Pour aller subir des réparations dans un chantier naval situé en dehors du bassin pontique (sens mer Noire - Méditerranée). Ce cas peut comprendre le cas de figure d'un ralliement vers une autre flotte, par exemple lorsqu'un SSK de la flotte de la mer Noire est versé à la flotte de la Baltique ou du Nord, qu'il rejoint via la Méditerranée.
Le texte n'interdit donc pas expressément aux SSK des puissances riveraines de la mer Noire - dont la Russie - de réaliser des missions de combat à partir des bases de la mer Noire : il s'agit d'une possibilité dès lors que le sous-marin passe par un chantier, par exemple en mer Baltique, pour y subir des réparations avant de regagner son port d'attache dans le bassin pontique, avant ou après sa mission méditerranéenne. Cela a été le cas par exemple pour le B-871 qui, après avoir participé en mai 2011 à l'exercice de l'OTAN Bold Monarch, s'est rendu à Kronstadt (golfe de Finlande) pour y subir des réparations, puis a ensuite regagné Sébastopol (au passage, cela paraît totalement anachronique aujourd'hui...). Dès lors, il paraît peu probable que Moscou puisse librement envoyer ses nouveaux SSK effectuer exclusivement des missions opérationnelles en Méditerranée sans que cela n'enfreigne la lettre de la Convention de Montreux, et ne créée des tensions avec la Turquie.
Que nous dit toutefois l'histoire à ce sujet ? Outre le fait que les submersibles soviétiques utilisaient fréquemment les voies d'eau intérieures - via le système des 5 mers - pour rejoindre Sébastopol (ou Balaklava) depuis les chantiers navals où ils étaient construits, ils commencent à franchir les Détroits turcs vers la Méditerranée à partir de 1960. Entre 1967 et 1991, on dénombre 8 cas dans lesquels un SSK soviétique a réalisé une mission de combat en Méditerranée qui implique un aller-retour depuis Sébastopol vers les eaux méditerranéennes, sans passer par un chantier ou sans transfert vers une autre flotte soviétique ou vers celle d'un "pays frère" (cas albanais et égyptien). Un SSK de type Foxtrot (Projet 641) et 5 SSK de type Whiskey (Projet 613) sont impliqués dans ces "violations" de la Convention.
Il existe donc des précédents historiques, toutefois, ni le contexte international, ni la puissance militaire de Moscou, ne permettent aujourd'hui de raisonner strictement par analogie.
La nouvelle sous-marinade russe en mer Noire, les S-400 et les patrouilles méditerranéennes : hypothèse
Six nouveaux SSK, plus un déjà en service (le B-871), cela peut paraître beaucoup juste pour verrouiller un espace maritime fermé comme celui de la mer Noire. Au cours des dernières années, des représentants de la marine ont par ailleurs laissé entendre que ces nouveaux Kilo seraient amenés à réaliser des patrouilles en Méditerranée, et ainsi à y renforcer le potentiel offensif de l'escadre méditerranéenne russe. Ces déclarations contredisent formellement la lettre de la Convention de Montreux.
Tel que formulés, le texte de la Convention porte plus sur qui peu naviguer comment en mer Noire, que sur le mode de circulation à travers les Détroits turcs per se. En outre, la Turquie étant de jure maîtresse du Bosphore et des Dardanelles, la santé des relations russo-turques rentre également en ligne de compte. Depuis 1991, Moscou et Ankara sont restés sur la même longueur d'onde en ce qui concerne la mise en œuvre de la Convention à laquelle la Turquie tient jalousement.
Toutefois, la détérioration des relations entre Ankara et les "Occidentaux" (États-Unis, UE) d'une part, ainsi que les mauvaises relations entre Moscou et la communauté euro-atlantique, de l'autre, pourraient faire évoluer les choses, comme le montrent les négociations russo-turques au sujet des S-400. Ankara serait ainsi prêt à débourser $2,5 milliards pour acquérir 4 divisions de ces systèmes : 2 seraient livrées par la Russie, tandis que 2 autres seraient fabriquées en Turquie, dans le cadre d'un transfert de technologie. Outre l'usage politique que font les Russes et les Turcs des discussions sur ce deal qui irrite les Occidentaux, la question reste de savoir quel avantage pourrait bien tirer Moscou d'une telle vente ? La piste des patrouilles de SSK de la flotte de la mer Noire en Méditerranée pourrait constituer une hypothèse crédible.
Il convient en effet de ne pas écarter la possibilité qu'une fois la situation politique stabilisée en Syrie, Moscou entreprenne de moderniser son installation navale de Tartous afin que ses infrastructures puissent accueillir des SSK, et assurer des opérations de maintenance élémentaires, vraisemblablement au cours des années 2020. Une fois la mise à niveau de Tartous réalisée, la Russie pourrait ainsi affecter 1 à 2 SSK à son escadre méditerranéenne. Toutefois, les aller-retours Méditerranée-mer Noire occasionnés par les missions dans les eaux méditerranéennes contreviennent aux dispositions de la Convention. Afin de tempérer les réticences turques et la pression exercée par ces mouvements sur le texte de la Convention, Moscou pourrait consentir à vendre les systèmes S-400 en échange de quoi, Ankara accepterait tacitement de fermer les yeux sur le franchissement occasionnels du Bosphore et des Dardanelles par les SSK russes.
Certains paramètres plaident en la faveur de cette hypothèse. Ainsi, une entente russo-turque sur le futur politique de la Syrie - qui paraît moins hors d'atteinte aujourd'hui qu'elle ne l'était hier - tend à accréditer ce scénario. En outre, un tel deal reprendrait le mode de fonctionnement transactionnel dans lequel Russes et Turcs semblent inscrire leurs accords en Syrie depuis leur réconciliation à l'été 2016. Les sacrifices consentis de part et d'autre par les protagonistes sont-ils à la hauteurs des bénéfices qu'ils pourraient retirer de cette potentielle entente ? Pour les Russes, il s'agit de transférer une technologie sensible à un pays de l'OTAN, tout en sachant que cette vente sèmera la discorde dans les rangs de l'Alliance et accréditera l'hypothèse d'un rapprochement russo-turc. A l'inverse, Moscou gagnerait une formidable liberté de manœuvre pour ses SSK entre la mer Noire et la Méditerranée. Le jeu semble ainsi en valoir la chandelle. Pour la Turquie, la perte relative de souveraineté sur les Détroits serait compensée par l'acquisition d'un système SAM de pointe qui, en théorie, pourrait gêner la relative liberté de manœuvre aérienne de la Russie en fonction du site de déploiement des batteries (à proximité du Levant ou de la frontière arménienne par exemple). En somme, la Turquie accorderait une plus grande liberté de manœuvre navale à la Russie qui serait compensée par la permissivité réduite de l'espace aérien turc et ses environs créée par les S-400. Ankara estime en outre, à tort ou à raison, pouvoir tirer des dividendes politiques de l'achat des S-400 dans ses relations avec Washington et Bruxelles.
L'idée du deal Kilo contre S-400 peut paraître saugrenue de prime abord. Il se peut d'ailleurs que les Turcs et les Russes signent un accord, mais que ce dernier ne soit jamais honoré. Il apparaît toutefois possible que Moscou cherche, dans les années à venir, à gagner une plus grande liberté de manœuvre à travers les Détroits pour ses SSK, et cherche à la négocier avec Ankara en mettant dans la balance une monnaie d'échange (ses relations avec les Kurdes, l'énergie ou une coopération militaro-technique réhaussée).
L'auteur tient à remercier vivement Starshy du site Soumarsov pour sa riche base de données et sa petite recherche sur les patrouilles de SSK soviétiques en Méditerranée dont les résultats ont permis d'étayer l'article ici publié.
Photo : 3 SSK du Projet 0636.3 à quai à Sébastopol, septembre 2017. Crédit : dambiev-livejournal