Quel avenir pour les chantiers navals russes ?
Le ministère russe de l'Industrie et du Commerce vient de rendre public son projet de "Stratégie de développement du secteur des constructions navales jusqu'en 2035". En une centaine de pages, ce document présente les grandes tendances qui caractérisent ce secteur à l'échelle mondiale, dresse un état des lieux des constructions navales en Russie et suggère un certains nombre d'orientations programmatiques. Trois thèmes peuvent être retenus de la lecture du texte : l'Arctique, les constructions navales militaires et les possibilités offertes par le marché domestique. Ce post entend en restituer quelques grandes lignes.
Rédigé sous la houlette des "industriels", ce texte entend reprendre et compléter un certain nombre de points déjà soulevés dans d'autres textes stratégiques publiés précédemment par d'autres structures : la "Stratégie de développement de l'activité maritime de la Fédération de Russie jusqu'en 2030", la Doctrine maritime de 2015, la Doctrine navale de 2017... Aussi, s'il contient des préconisations pour le domaine des constructions navales de défense, dont il pointe les nombreux manquements, il fait surtout la part belle au secteur civil, assez diversifié.
Compte-tenu de l'extrême polarisation des capacités de production mondiale, - la Corée du Sud (Hyudai, Daewoo, Samsung), le Japon (Imabari, Tsuneishi, Oshima) et la Chine (DSIC, Yangzijang) assurent la production de 90% des navires de gros tonnage -, comment la Russie entend-elle tirer son épingle du jeu ? La croissance du commerce mondial (2% à 3% annuellement d'ici 2035), soutenue par la demande énergétique (1,8% pour le gaz naturel, 0,6% pour le pétrole et 0,4% pour le charbon d'ici à 2040) et par l'augmentation du trafic passager (5 milliards d'habitants en Asie et 1,5 milliard en Afrique en 2030, avec une croissance du volume des flux touristiques de l'ordre de 80% d'ici 2030) ouvrent des possibilités aux secteurs des constructions navales, dont la Russie espère profiter.
En Russie, ce sont ainsi près de 600 entreprises qui travaillent dans le naval, dont 180 qui dépendent directement du ministère de l'Industrie et du Commerce - à travers son Département pour les constructions navales et les matériels maritimes -, parmi lesquels figurent 150 chantiers navals. 75% de ces 600 entreprises sont des usines ou des chantiers navals. Ce secteur n'échappe au phénomène d'hyperconcentration hérité de la structure du VPK soviétique, puisque 42% des entreprises liées au naval sont sises dans le district fédéral du Nord-Ouest, avec les pôles de Saint-Pétersbourg, Severodvinsk et Mourmansk. Dans ce bassin, les principaux acteurs du naval livrent chaque année pour 5 milliards de roubles (€70 millions) ou plus de commandes.
La navigation en milieu polaire : un atout russe
Le développement des capacités de navigation en milieu polaire fait partie des priorités absolues pointées par le texte, qui appelle aussi à moderniser et développer la flotte océanographique et les plateformes maritimes d'exploitation. L'objectif est de rendre possible et de sécuriser la navigation le long de la Route maritime du Nord, afin d'attirer les flux de transports de marchandises et des investissements dans les région du Nord, de Sibérie et d'Extrême-Orient. A ce titre, le document préconise de poursuivre la construction de brise-glaces atomiques de nouvelle génération :
- Projet 22220 type Arktika : 3 unités (Arktika, Sibir et Oural) actuellement à différents stades de construction à l'Usine de la Baltique (St Pétersbourg), +2 unités qui doivent être commandées

Le brise-glace Arktika lors de sa mise à l'eau à St Pétersbourg, en 2017.
- à venir, le Projet 10510 de super brise-glace de 120MW de puissance. La mise à l'eau de la première unité est prévue pour 2027. 3 unités sont prévues.

Le Projet 12510
Le document appelle aussi à poursuivre la construction de brise-glaces classiques : 3 nouvelles unités ont été mises en service en 2015-2016, tandis que 8 brise-glaces se trouvent à ce jour à différents stade de construction. L'enjeu est sérieux pour la Russie qui entend conserver la première flotte de brise-glaces mondiale : 6 atomiques (4 en activités) et 30 classiques, contre 4 pour le Danemark, 3 pour les États-Unis, 2 pour le Canada et 1 pour la Norvège. Les 4 brise-glaces atomiques russes doivent être retirés du service entre 2018 et 2025, ce qui rend d'autant plus urgent l'admission au service actif des nouveaux brise-glaces du Projet 22220. En outre, en 2020, la flotte de brise-glaces classiques aura une moyenne d'âge de 39 ans. Aussi, et afin de maintenir en l'état les capacités de navigation polaire jusqu'en 2023, le document préconise de :
- disposer en permanence de 4 brise-glaces atomiques minimum,
- d'achever dans les délais la construction des 3 navires du Projet 22220,
- d'ici 2026, le texte recommande de construire encore 2 brise-glaces du Projet 22220, auxquels il conviendrait d'ajouter 4 méthaniers brise-glaces,
- au-delà de 2026, si la Russie souhaite attirer les flux de transports maritime à travers la Route du Nord, 1 brise-glace du Projet 15510 doit être mis en service ; tandis que le la seconde et la troisième unité doivent l'être après 2030.
En ce qui concerne la flotte océanographique, le constat de vieillissement des capacités est établi par le document : 79 unités la composent à ce jour pour un tonnage total de 151 000 tonnes et un âge moyen de 30,8 ans.
Les constructions navales militaires : vers la "mosquito fleet"
Au cours des 5 dernières années, le secteur de la défense a généré près de 90% de l'activité des entreprises liées au naval en Russie. Selon le document, la Russie détient 12% des parts du marché mondial de la construction navale militaire, ce qui la placerait au deuxième rang, derrière les États-Unis. La part de la Russie dans la construction navale militaire en tonnage était estimée à 13-14% par le directeur d'OSK, Alexeï Rakhmanov en 2014.
Le programme de modernisation de la marine de guerre russe actuellement mis en œuvre met l'accent sur la construction de sous-marins (classiques et nucléaires) et sur la construction de navires de surface de tonnage léger (vedettes, petits navires lance-missiles) à moyen (corvettes, frégates). Ce volet devrait être achevé à l'horizon 2022-2025 et aboutir à l’émergence d'une "mosquito fleet" articulée autour de plateformes légères, rapides et puissamment armées (Projet 22800, Projet 21631, Projet 22160...), dont la mission sera avant tout de mettre en œuvre une stratégie d'entrave autour des zones côtières. A compter de cette même période - 2022-2025 -, des navires hauturiers ainsi que des sous-marins de nouvelles générations devraient être mis en chantier. Fruits de l'évolution de projets de la génération précédente, leur coût et leur entretien devraient s'en trouver maîtrisés grâce à une forme de continuité technologique avec les plateformes précédentes.
En matière de capacités, seuls quelques chantiers disposent des installations appropriées pour la construction de navires de gros tonnages : l'Usine de la Baltique, le chantier naval de l'Amirauté (St Pétersbourg), Sevmash (Severodvinsk), qui peuvent assembler des plateformes disposant d'un tonnage maximal de 70 000 à 80 000 tonnes, et Zaliv (Kertch) qui dispose d'une cale sèche permettant de mettre en chantier des navires déplaçant jusqu'à 250 000 tonnes. Le chantier naval du Nord a entamé des travaux qui lui permettront aussi de prendre part dans quelques années à la construction de bâtiments à fort déplacement.
A ce stade, le document pointe un certain nombre d'obstacles qui compromettent toutefois la bonne réalisation du programme d'armement naval :
- les flottements dans la planification au niveau de l’État,
- une coopération problématique entre industriels,
- l'irrégularité des financements, ou plutôt, l'absence d'un système cohérent de financement pour le développement, l'entretien, et l'achat de matériels navals,
- la rigidité dans l'établissement des coûts,
- des conditions peu propices au développement d'une coopération internationale dans le secteur naval,
- la vétusté des équipements dans de nombreux chantiers,
A l'export, la Russie prétend se positionner sur les marchés suivants :
- sous-marins classiques d'attaque (ex : Vietnam)
- frégates (ex : Inde)
- patrouilleurs d'un tonnage allant jusqu'à 1 800 tonnes (ex : Algérie, Projet 22160)
- vedettes (entre 120 et 400 tonnes)
- petits navires lance-missiles
Le marché mondial des sous-marins classiques est estimé à 60-70 unités pour la décennie à venir, marché pour lequel la Russie envisage de remporter 30% du portefeuille de commandes. Au cours des dernières années, l'export à représenté 10% de la production des chantiers navals russes.
Le document envisage par ailleurs trois scénarii pour les années à venir en matière de constructions navales militaires :
- un scénario dit conservateur (pessimiste) : soutien financier minimal de la part de l’État, le baril s'établit durablement autour des $40, la croissance du PIB est molle (1,2% en moyenne sur 2018-2035). En ce cas, le document estime que la commande de navires de combat hauturiers (i.e. destroyers et porte-avions) sera repoussée au-delà de 2035.
- un scénario moyen, dit "novateur" qui implique une forte demande en matière de constructions navales, une implication financière raisonnable ("neutre") de l’État, un baril qui s'établit dans la zone des $60, et un PIB qui croît en moyenne de 2% sur 2018-2035. Si ce scénario se réalise, alors les programmes de constructions amorcés en 2018 seront terminés sur 2020-2022, et le ministère de la Défense pourra procéder à des commandes de navires hauturiers après 2020.
- un scénario optimiste en vertu duquel le baril est à $75 et la croissance sur 2018-2035 s'établit à 3,4% en moyenne. Soutenue par une forte demande, le secteur naval est revitalisé et livre de nombreuses plateforme avec un rythme soutenu. Des bâtiments hauturiers sont commandés dès 2020.
Peu de différence en somme, en pratique, entre les scénarii moyen et optimiste pour la marine russe. On remarque toutefois que le document place le curseur entre le scénario pessimiste et celui moyen en affirmant que la "mosquito fleet" sera prête à l'horizon 2025.
Enfin, un autre défi est pointé du doigt par le texte : celui des infrastructures d'entretien. Aujourd'hui, 150 chantiers de toutes tailles mettent en œuvre des travaux d'entretien de navires. La majorité des grands chantiers (environ 50) sont intégrés à OSK (consortium russe des constructions navales). La flotte de guerre est à l'origine de 95% des contrats liés à l'entretien de bâtiments. A ce titre, la situation en mer Noire mérite un coup de projecteur : la flotte de la mer Noire a reçu nombre de nouvelles plateformes ses dernières années (SSKs, frégates, navires lance-missiles...) et, en dépit des nombreux chantiers présents en Crimée, peu paraissent aujourd'hui aptes à réaliser un cycle d'entretien complexe de ces unités. SevMorZvod et l'Usine de réparation n°13 seraient toutefois en mesure de réaliser des opérations de modernisation et d'entretien moyen, selon le directeur d'OSK. Afin de faire face au défi de la modernisation de leurs propres infrastructures, des chantiers envisagent de se regrouper au sein de clusters, comme c'est la cas aujourd'hui à Arkhangelsk et Khabarovsk (pour le civil) et comme c'est envisagé en Crimée. A défaut, les navires déployés en mer Noire devront aller en mer Baltique ou dans les ports du Nord pour leur entretien.
Le marché civil, bouée de sauvetage des chantiers navals russes ?
Pays aux fleuves immenses, la Russie dispose d'une flottille de transport fluvial composée de 11 855 navires d'un déplacement équivalent à 100 tonnes ou plus. L'âge moyen de cette flottille est de 33 ans. Au cours des 10 dernières années, une tendance à la diminution de l'ordre de 34,5% du transport de passagers par voie fluviale a été enregistrée. En 2017, 13,6 millions de personnes ont eu recours à ce moyen de transport, pour un trajet moyen de 36,5 km. Aujourd'hui, 176 entreprises opèrent dans cette activités.
Les croisières fluviales, particulièrement recherchées en Russie (300 000 touristes/an) sont assurées par une flottille dont l'âge moyen est 43 ans, encore que plus de la moitié des navires ont 60 ans ou plus : sur les 90 navires enregistrés en Russie qui assurent cette activité, 50 devraient être désarmés dans la décennie à venir. Afin de maintenir l'offre à un niveau acceptable, 20 bâtiments devraient être construits dans les prochaines années. En outre, le fret fluvial est aussi en déclin : en 2017, 62,7 millions de tonnes de marchandises ont transité par les ports fluviaux russes, contre 138,7 millions de tonnes en 2016. A titre de comparaison, les ports maritimes russes ont vu transiter 787 millions de tonnes de marchandises en 2017.
La flotte civile mondiale est aujourd'hui composée de 94 000 navires représentants 1 300 millions de tonnes enregistrées, et connaît une croissance annuelle de 3%. En matière de perspectives à l'export, la Russie peut espérer obtenir des contrats dans le civil liés à des plateformes polaires (brise-glaces, navires océanographiques, plateformes...) et des navires de pêche (marché asiatique et Afrique), où l'offre russe peut satisfaire une certaine demande. Toutefois, il convient de rappeler qu'aujourd'hui, les composants pour les équipements des navires dans le domaine civil sont, pour 70% à 90% d'entre eux, importés de l'étranger (jusqu'à 80% pour certaines plateformes militaires, d'après le document) : turbines diesel, turbines à gaz, grues, pompes, mécanismes de secours... Ces dernières années, l'export dans le domaine civil a représenté 2% de la production des chantiers navals russes. Le nouveau "super chantier naval" Zvezda, construit par Rosneft à Bolchoï Kamen (Primorié) attend de pied ferme des commandes afin de remplir son plan de charge - le chantier sera pleinement opérationnel en 2024 - afin de rendre ce projet pharaonique rentable.
Conclusion
Le fil d'Ariane du texte demeure l'économie et le développement des industriels navals (qui peu dans certains cas confiner à la survie) en même temps que celui de régions parfois fortement isolées.
L'Arctique fait office de "terre promise" dans la mesure où la navigabilité accrue de la Route du Nord est censé apporter une réponse au problème posé par le développement des région septentrionales et extrême-orientales russes. Les activités des énergéticiens et, de manière secondaire, des militaires (sauf en Crimée où les activités induites par la défense sont vitales), doivent soutenir le secteur naval russe qui va faire face à une atrophie des dépenses d’État. Face à un désengagement financier public - sauf pour le domaine des sous-marins stratégiques -, les chantiers ont entamé une modernisation de leurs infrastructures afin d'être en mesure de capter les contrats civils qui viendront diversifier leur portefeuille de commandes. En ce sens, ce texte fait écho à la Doctrine navale de 2017 qui ne s'aventure pas très loin sur le thème de l'édification d'une flotte hauturière.
Certains domaines peu abordés par le document mériteraient d'être mentionnés dans la mesure où ils disposent d'un potentiel en matière de coopération avec l'étranger : les technologies de dépollution maritime, les équipements en lien avec les énergies marines, par exemple.