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De la vulnérabilité des lignes de communication entre la Russie et ses bases au Levant

29 Janvier 2019 , Rédigé par Igor Delanoë Publié dans #Russie-Iran, #Russie-Syrie, #Levant, #Méditerranée

De la vulnérabilité des lignes de communication entre la Russie et ses bases au Levant

Le soutien de ses forces déployées en Syrie repose sur deux principaux points d'entrée pour la Russie : le port de Tartous et la base aérienne de Hmeimim. Le premier est principalement tributaire de la liberté de navigation à travers les Détroits turcs. Le second dépend du libre accès aux espaces aériens iranien et irakien. Ce constat fait émerger la vulnérabilité des lignes de communications entre la Russie et la Syrie, dont le maintien dépend du bon vouloir des Iraniens et reste exposé aux humeurs des Turcs.

 

Les bombardiers à long rayon d'action Tu-95MS et Tu-22M3 qui décollent des bases d'Engels et Mozdok dans le sud de la Russie parcourent près de 3 000 km, depuis le ciel caspien, jusqu'à la Syrie, à travers les espaces aériens iranien puis irakien. Le transfert ou la rotation des unités aérienne (Su-35, Su-24, Su-25...) se fait aussi via cette route. La Turquie autorise cependant le survol de son territoire par des appareils du ministère russe de la Défense avec pour destination la Syrie, mais avec des restrictions portant sur le type d'avion (pas de chasseurs ni de bombardiers par exemple) et sur les cargaisons.

Si la ligne de communication maritime entre la Russie et la Syrie repose sur un cadre juridique solide défini par la Convention de Montreux de 1936, la seconde ligne, celle des airs, dépend exclusivement de la bonne santé des relations politiques entre Téhéran et Moscou. Depuis l'intervention militaire russe en Syrie fin septembre 2015, ces dernières ont connu quelques soubresauts. Rappelons ici l'épisode de la base d'Hamadan, au cours duquel l'Iran a décidé de fermer l'accès à Moscou à cette base aérienne en août 2016, après que les médias en Russie aient révélé l'usage qu'en faisaient les forces aéro-spatiales (VKS) russes. Le ton de certains commentaires prêtés à des officiels à Moscou ont alors été interprétés à Téhéran comme de la "fanfaronnade". Au-delà, la révélation au grand jour de la présence, même passagère, d'une force armée étrangère sur le sol iranien a placé Téhéran en porte à faux vis-à-vis de sa Constitution et d'une opinion publique toujours sourcilleuse sur les questions de souveraineté. Cet épisode malheureux s'est toutefois résorbé, et la Russie a de nouveau accès à Hamadan pour des opérations de logistique. Avec la diminution de l'intensité des combats en Syrie, le recours aux bombardiers à long rayon d'action paraît en outre encore moins justifiée au plan opérationnel qu'elle ne l'était déjà en 2015-2016 par exemple. Une éventuelle opération à Idlib pourrait cependant voir leur mise en œuvre.

Le gouvernement irakien a fait pour sa part l'objet de pressions américaines dès le début de l'opération russe en Syrie, visant à fermer le ciel de l'Irak aux appareils militaires en provenance de Russie. Ces démarches n'ont pas abouti. Toutefois, en août 2018, les autorités irakiennes ont contraint un avion russe à destination de la Syrie à rebrousser chemin vers l'Iran, avant de l'autoriser dans un second temps à traverser le ciel irakien. Cet indicent illustre la vulnérabilité de la ligne de communication aérienne russe vers la république arabe syrienne.

Entre les Mollahs et le Sultan, la logistique du Kremlin en Syrie balance

Les frappes israéliennes à répétition contre des objectifs désignés par l’État hébreu comme "iraniens" ou appartenant au Hezbollah en Syrie sont désormais pleinement assumées par Tel-Aviv. Cette évolution dans la stratégie d'Israël a fait sa mue progressivement au cours des derniers mois. Fini le mur de silence qui caractérisait la communication de Tsahal lorsque des frappes "mystérieuses" se déroulaient. Les dirigeants israéliens ont commencé par progressivement laisser entendre au cours de ces derniers mois qu'Israël pourrait être derrière certaines opérations, avant d'en assumer aujourd'hui pleinement la responsabilité. Cette évolution majeure a un but et une conséquence. Il vise à faire payer le prix à Damas de sa complaisance à l'égard de l'enracinement militaire de l'Iran en Syrie. Par voie de conséquence, cette posture exerce une pression accrue sur les relations russo-iraniennes.

C'est dans ce contexte que les dernière frappes israéliennes sont intervenues en Syrie les 20 et 21 janvier derniers, sans que les S-300 délivrés par Moscou à Damas en octobre ne soient entrés en action. Certains à Téhéran n'ont pu cacher leur étonnement teinté de colère face à ce silence assourdissant des S-300 "syriens". Ainsi, le président de la Commission parlementaire iranienne pour les questions de sécurité nationale et de politique étrangère, Heshmatollah Falahatpisheh (conservateur modéré) s'est fait l'écho de sérieuses critiques au sujet de l'inactivité des batteries de S-300 pendant les raids israéliens. Ses propos ne reflètent toutefois pas la position officielle du ministère iranien des Affaires étrangères, mais une "humeur" qui traverse certains cercles à Téhéran. La passivité des S-300 "syriens" peut s'expliquer par le fait que (1) se sont des opérateurs russes qui les servent, et/ou que (2) le personnel syrien n'est pas encore formé pour opérer ces systèmes, ce qui prends plusieurs mois. De sources sûres, Israël a accepté d'avaler la pilule des S-300 en Syrie à la condition non-négociable que ces systèmes ne soient opérés que par du personnel russe. Les dernières frappes de janvier tendent à accréditer l'existence de cet accord tacite russo-israélien au sujet des S-300. Au bout du compte, vu de Téhéran, le résultat demeure le même : la duplicité de Moscou irrite.

La route des airs s'envole

Dans la perspective du départ annoncé des soldats américains, un puissant facteur de convergence politique russo-iranien va s'effacer : la présence militaires des États-Unis en Syrie. La disparition de ce ciment vient s'ajouter aux frappes israéliennes, aux occasionnelles escarmouches entre forces pro-russes et pro-iraniennes sur le terrain et aux divergences entre Moscou et Téhéran sur les modalités du règlement du conflit syrien. Ce contexte pourrait accroître la pression sur les relations russo-iraniennes et sur la liberté de transit dont jouit Moscou dans le ciel iranien et irakien. Il s'agit certes d'un scénario aujourd'hui peu plausible. Que se passerait-il toutefois au plan logistique pour Hmeimim si la route des airs venait à être compromise ? Moscou se trouverait entièrement tributaire de la route des mers pour sa logistique, ce qui augmenterait la tensions capacitaire sur les grands bâtiments amphibies ex-soviétiques (Projet 775, Projet 1171) qui constituent l'armature du "Tartous Express" (la route maritime qui relie Tartous aux ports russes de la mer Noire). Les appareils russes ne pourraient plus emprunter que la route des airs en réalisant la circumnavigation de la péninsule européenne, ce qui est long, met les appareils en situation de vulnérabilité vis-à-vis de l'OTAN et paraît peu tenable sur le long terme. Aussi, les rotations des appareils et le déploiement de nouvelles capacités en cas de nécessité seraient considérablement plus délicat à mettre en œuvre.

Enfin, la rupture de la ligne des airs ne manquerait pas de mettre en lumière l'absence d'un groupe de porte-avions capables d'assurer des missions en Méditerranée, en se relayant. Seul un tel outil serait à même de garantir à la Russie une relative autonomie dans la gestion de ses actifs militaires aériens en Syrie. La marine n'en dispose toutefois pas. La dernière mission de l'unique porte-avions russe, l'Amiral Kouznetsov, en Méditerranée s'est, à ce titre, révélée peu concluante. Son objectif ne se réduisait cependant pas à faire uniquement de la "projection de force" à l'américaine ou à la française.

Le goulot d'étranglement des Détroits

La fermeture de l'espace aérien iranien aux appareils russes conférerait à Ankara un levier sur Moscou que la Turquie manœuvrerait immanquablement dans le cadre des ses nombreuses négociations avec la Russie en Syrie. Les Turcs ont en outre montré récemment des signes de nervosité en ce qui concerne l'intensité du trafic maritime à travers le Bosphore et les Dardanelles, notamment celui des tankers de plus de 200 mètres de long. Le 1er septembre dernier, Ankara a unilatéralement décidé de changer les règles de franchissement des Détroits qui font face à un phénomène d'engorgement. Le dernier changement en la matière datait d'octobre 2012. Certains tankers patientent désormais jusqu'à 13 jours à l'entrée du Bosphore pour quitter la mer Noire et se rendre en Méditerranée. Dans l'autre sens (Méditerranée - mer Noire), ce délai peut attendre 15 jours. Pour les tankers russes ou ceux qui transportent du brut russe en provenance de Novorossiïsk, cela signifie en tout presque 1 mois d'attente pour le franchissement des Détroits. En vertu des nouvelles règles, les tankers de 200 mètres de long ou plus ne peuvent dorénavant franchir le Bosphore qu'en journée et il leur est "fortement recommandé" de recourir au service d'un remorqueur turc pour le guidage à travers le détroit. Le tarif est de 15 cents la tonne de marchandise. Aussi, même si Moscou décidait d'affréter des navires civils pour ravitailler son corps expéditionnaire en Syrie, ces derniers pourraient se trouver happé par le goulot d'étranglement que sont les Détroits turcs.

Dans les années 1990, la Turquie souhaitait déjà raffermir son contrôle sur le Bosphore et les Dardanelles, ce qui avait poussé alors Moscou à réactiver ses liens avec les Kurdes. Tout cela intervenait sur fond de conflit en Tchétchénie, dans lequel la Russie voyait volontiers la main de la Turquie dans le soutien aux séparatistes. Aujourd'hui, ce signal de crispation des Turcs sur les Détroits ne peut qu'être pris très au sérieux par Moscou, non seulement pour des raisons économiques (14% des exportations de pétrole russes transitent par le Bosphore et les Dardanelles), mais aussi pour des raisons logistiques liées à sa présence en Syrie.

 

Conclusion

Même si demain une solution politique était trouvée au conflit syrien et que la situation se stabilisait, la Russie aurait toujours besoin de pouvoir faire transiter ses appareils par les espaces aériens irakien et iranien. En vertu d'un accord bilatéral russo-syrien, Moscou dispose en effet des bases de Tartous et Hmeimim pour 49 ans. Leur approvisionnement doit donc être assuré, par les airs et par les mers. Si la Turquie se mettait à autoriser de telles rotations aériennes, cela changerait la donne. Ce cas de figure serait envisageable par exemple dans le contexte d'un approfondissement substantiel de la coopération militaire russo-turque. Une hypothèse qui pourrait être accréditée par la livraison effective des S-400 russes à Ankara. Toutefois, cette probabilité d'échange de bon procédé reste à ce jour faible. Aussi, il faut tenir compte de cette "ligne de vie aérienne" lorsque l'on appréhende les relations russo-iraniennes. La politique de neocontainement de l'Iran déployée par l'administration américaine agit cependant comme un puissant garde-fou contre cette hypothèse de scénario du pire pour Moscou. Afin de faire montre de sa bonne volonté, et en guise de "renvoi d'ascenseur", rappelons par ailleurs que la Russie a ouvert à des navires iraniens les eaux de ses voies intérieures en septembre 2017. Circulation maritime contre transit aérien : il s'agit là d'une pratique qui pourrait se développer sur fond de mise en place de "corridor économique Nord-Sud" à travers l'espace caspien entre la Russie, l’Azerbaïdjan et l'Iran. Au demeurant, la logistique russe au Levant reste vulnérable. En réalité, la présence de bases ultra-marines en Syrie constitue le seul cas de figure aujourd'hui qui nécessiterait pour Moscou de disposer de porte-avions configuré pour des missions de projection de force. Ce qui n'est pas le cas de l'Amiral Kouznetsov, outil de verrouillage de zone par excellence.

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