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Nouvelle doctrine navale russe : quid novi ?

3 Août 2017 , Rédigé par Khan Publié dans #Doctrine

Nouvelle doctrine navale russe : quid novi ?

Le 20 juillet dernier, Vladimir Poutine promulguait "Le fondement de la politique d'Etat de la Fédération de Russie dans le domaine naval pour la période jusqu'à 2030", un texte de 22 pages qui annule et remplace la doctrine datée de mai 2012 et qui portait sur une période allant jusqu'à 2020. Après avoir renouvelé sa Doctrine militaire en 2014, sa Stratégie de sécurité nationale en 2015 puis sa Doctrine en matière de politique étrangère en 2016, la Russie s'est donc dotée d'une nouvelle Doctrine navale. La publication de ce document est intervenue alors que le pays se préparait à célébrer la Fête de la Marine le 30 juillet suivant, célébration durant laquelle des parades navales se sont tenues dans les principales bases des VMF (forces navales de la Fédération de Russie). Elle intervient surtout dans le contexte de la préparation du prochain plan d'armement qui portera sur la période 2018-2025, et qui doit être arrêté d'ici la fin de l'année. La chute des prix du brut, la pression des sanctions ainsi que la rationalisation des dépenses publiques devraient peser sur la mise au point de ce plan tout autant qu'elles suscitent de vives luttes internes. Si le ministère de la Défense et celui des Finances n'ont pas la même vision des priorités budgétaires, au sein même des "structures de force", la concurrence est rude, et ceux qui défendent les couleurs de la marine ne tiennent pas nécessairement le haut du pavé.

Le document promulgué par Vladimir Poutine il y a quelques jours livre ainsi déjà certaines indications sur les futures orientations du plan 2018-2025 en matière navale. Ambitieux, irréaliste, lucide... les qualificatifs ne manquent pas pour décrire un texte qui s'adresse autant aux marins, qu'aux décideurs politiques et économiques, qu'aux industriels et aux experts.

Un texte emprunt de pessimisme stratégique

L'état des lieux de la sécurité internationale dressé par les auteurs du texte demeure pour le moins pessimiste. D'ici à 2030, le document anticipe une dégradation de la situation politico-militaire internationale qui devrait se traduire par une concurrence accentuée entre différents acteurs mondiaux, concurrence qui s'exprimerait notamment sur l'océan mondial [cf. la masse océanique qui recouvre près des 3/4 du globe] (art. 23, 2e section). Le recours à la force par ces mêmes acteurs risque, toujours selon les auteurs, de se banaliser (art. 31, section 4).

Face à un monde dont il ne faut guère attendre qu'il se stabilise d'ici à 2030, la Russie continue de se percevoir comme un élément stabilisateur (art. 8 de la première section) qui fait cependant face à une série de dangers et de menaces. Au premier rang de ces défis se trouvent les efforts consentis par "les Etats-Unis et leurs alliés pour asseoir leur domination sur l'océan mondial, y compris en Arctique" (art. 24a, 2e section du texte). Le texte dénonce l'augmentation de l'activité des "grandes puissances navales" au voisinage direct des eaux territoriales russes (art. 21, 2e section). Il est ici fait allusion aux manoeuvres de l'OTAN ou de bâtiments américains en mer Noire, en Baltique et en Arctique. Cette dernière région reste hautement sensible pour les intérêts russes : outre les ressources naturelles que renferme son sous-sol marin, la flotte du Nord - la plus puissante des cinq formations navales russes - et ses SNLE sont basés à proximité immédiate de cette zone et les eaux septentrionales fournissent un accès direct aux navires russes vers l'Atlantique Nord. Le document pointe ensuite l'existence de revendications territoriales exprimées par "des Etats" à l'endroit de territoires russes ou considérés comme tels par Moscou, ainsi que de leurs espaces maritimes adjacents. On songe ici au litige russo-japonais sur les îles Kouriles, mais vient aussi en tête les réclamations de Kiev sur la Crimée, annexée par la Russie en 2014. En troisième position, il est fait mention de la course aux armements navals qui se traduit par l'accroissement du nombre d'Etats disposant de flottes de plus en plus capables, et de plus en plus modernes. La situation dans le Pacifique où les marines chinoise et japonaise sont en pleine expansion pourrait servir d'exemple pour illustrer ce 3e défi. Le document évoque ensuite la prolifération et la dissémination des armes de destruction massive et de leurs composants. Moscou dénonce enfin les efforts "d'une série d'Etats visant à limiter l'accès de la Fédération de Russie aux ressources de l'océan mondial et aux lignes de communications maritimes majeurs" (art. 24d, 2e section). La Russie aurait ainsi cherché à partir du début des années 2010 à disposer d'une base à Djibouti pour soutenir ses déploiements navals dans l'océan Indien et en Méditerranée. Toutefois, suite à des pressions exercées par l'administration Obama sur le petit Etat, ce projet n'aurait pas abouti. 

Le document évoque ensuite les menaces militaires qui émanent de l'océan mondial. Il s'agit de la déstabilisation de régions représentant un intérêt stratégique pour la Russie. Le texte cite d'ailleurs la Syrie, l'Irak ou encore l'Afghanistan, qui ont été victimes "d'influence négative" (art. 27b, section 2). Vient ensuite le déploiement en mer ou sous la mer de systèmes d'armements tactique de haute précision, ainsi que de celui de systèmes anti-missiles. Il est ici fait allusion au programme de "Prompt Global Strike" américain, permettant à Washington de mettre en oeuvre des frappes tactiques sur n'importe quel point donné du globe en mois d'une heure. Ce programme, vu son ampleur, est considéré par Moscou comme disposant d'un effet stratégique, et il est d'ailleurs explicitement dénoncé par le texte dans l'article 31. Le second passage concerne le déploiement de système d'interception Aegis par l'US Navy, notamment en Méditerranée. Face à ce type d'initiative, le texte recommande d'adopter des mesures asymétriques conduisant à la "destruction du potentiel militaro-industriel de l'adversaire [...] depuis la mer" (art. 33). On pense ici au programme de "super torpille" nucléaire Status-6, dévoilé "par accident" l'année dernière par la TV russe, et dont la fonction serait de provoquer, par son explosion sous la mer à proximité des côtes ennemies, un tsunami radioactif.

Enjeux et priorités pour la flotte russe

Compte-tenu de ces défis, le texte recommande que la marine russe reste l'une des principales puissances navales mondiales et qu'elle maintienne et renforce son "second rang" en la matière. Les capacités des VMF à mettre en oeuvre des frappes contre des cibles à terre à l'aide de munitions conventionnelles et nucléaires doivent être développées. La détermination du pouvoir politique à utiliser les capacités offertes par la marine est présentée comme essentielle pour assurer la crédibilité de la réponse russe en cas d'escalade (art. 37). L'augmentation de l'ubiquité de la flotte doit être assurée par des manoeuvres inter-théâtres et des patrouilles plus nombreuses, ainsi que par une présence permanente en mer, notamment en Méditerranée (art. 38d, e, g) - une zone que la Doctrine maritime de 2001 présentait déjà comme stratégique pour les intérêt du pays.

Les priorités, telles qu'énoncées par le texte, pour le développement des VMF peuvent être résumées de la sorte :

  • continuer de développer les forces sous-marines stratégiques qui, à travers les patrouilles de SNLE, contribuent à assurer la dissuasion nucléaire russe. Il s'agit du programme de SNLE du Projet 955 Boreï et Boreï A qui sont équipés du missile Boulava. Se posera cependant la question de la ventilation des vecteurs et de l'adéquation avec les exigences du Traité New START qui arrive à échéance en 2021.
  • privilégier la polyvalence qui devrait caractériser les nouvelles plateformes de surface (frégates, corvettes) et celles sous-marines (le projet de futur sous-marin nucléaire polyvalent Huskey, et son pendant classique, le Projet Kalina, dont on ne parle plus vraiment...), avec en ligne de mire un objectif d'économie de moyens.
  • développer des groupes navals qui ont vocation, en cas de crise, à mettre en oeuvre une dissuasion conventionnelle à travers leur déploiement et la mutualisation de leurs moyens (notamment la couverture anti-air assurée par des S-300 navalisés, en attendant la version du S-500 Prométhée pour la marine qui pourrait équiper les futurs plateformes de surface ; missiles de croisière équipés de charge conventionnelle ou nucléaire de théâtre...). L'expérience syrienne et l'escadre méditerranéenne pourraient à ce titre servir de schéma directeur pour la mise au point de ces groupes.
  • Le missile de croisière semble appeler à jouer un rôle croissant. Il devrait équiper la plupart des nouvelles plateformes, du navire lance-missiles à la frégate. Une version hypersonique - le missile Tsirkon - doit être mise en service à l'horizon 2025, y compris au sein des troupes côtières.

Anatomie du texte : pour la "flotte bleue", il faudra repasser

La version 2016 de la doctrine navale russe dresse un constat assez lucide - certains diront réaliste - de la situation internationale à moyen terme et des réponses que la flotte peut y apporter afin de promouvoir et protéger les intérêts russes d'ici à 2030. Les réponses qu'il préconise ont plusieurs objectifs, dont satisfaire ceux qui, dans la marine et dans le complexe militaro-industriel russe (VPK) craignent pour leurs crédits. Aussi, le texte combine des éléments qui paraissent irréalistes, et qui relèvent donc de formules purement déclaratoires, à la prise en compte pragmatique des réalités financières et industrielles qui contraignent lourdement l'exécution du futur programme 2018-2025.

Ainsi, bien que le texte recèle de nombreuses itération du terme "océan mondial", il ne laisse transparaître aucune ambition en matière de mise sur pied d'une flotte hauturière d'ici à 2025. Il est simplement fait mention à l'article 45 de la nécessité de construire un porte-avions de sorte à ce que d'ici 2030, la marine russe dispose d'une palette de capacités suffisamment large pour intervenir dans les espaces maritimes contiguës, lointains (comme la Méditerranée) et dans l'océan mondial. La périodisation de la construction d'un nouveau PA est vague, et en outre, le texte est avare en détails concernant la mise en chantier du futur destroyer de nouvelle génération (type Lider) ou celle d'un LPD dont il n'est pratiquement pas fait mention. En substance, la doctrine navale 2016 semble donc entériner le fait que le programme 2018-2025 ne devrait guère prescrire la mise sur cale d'une "flotte bleue". En revanche, elle indique des intentions en la matière pour un plan d'armement ultérieur. A ce titre, le document tient compte des limites industrielles et financières auxquelles la Russie fait face, et confirme ainsi des signaux qui étaient déjà perceptibles depuis quelques mois.

Rappelons que, traditionnellement, la marine est le "parent pauvre" des plans d'armement soviétique et russe (excepté la composante stratégique qui est sanctuarisée). En ce sens, le programme 2011-2020 constituait une singularité dans la mesure où la flotte avait récupéré près de 25% du total des fonds alloués (!). Il ne faut toutefois guère s'attendre à ce qu'elle soit autant gâtée dans le programme 2018-2025.

La référence au maintien et à la consolidation de la Russie comme seconde puissance navale mondiale a retenu l'attention de nombreux commentateurs. Elle traduit, en creux, les craintes russes face au développement rapide de la flotte chinoise. Face à elle, la flotte russe du Pacifique ne souffre guère la comparaison (si on ne tient pas compte de la présence de SNLE), ce qui est aussi le cas face à la flotte japonaise. En revanche, si l'on prend en considération l'ensemble des forces navales russes, le tableau paraît un peu plus équilibré. Toutefois, compte-tenu du tempo des mises à l'eau des bâtiments de surface en Russie et en Chine, l'écart risque de continuer de se creuser au désavantage de Moscou dans les années à venir. Le VPK russe conserve toutefois une avance certaine en matière de construction de sous-marins par rapport au complexe militaro-industriel chinois. Cela devrait rester le cas à moyen terme, à moins que Pékin ne se lance dans un vaste programme de mise à l'eau de SNLE. Le document appelle donc, en substance, à maintenir une forme de parité relative avec la marine chinoise d'ici à 2025. Toutefois, les solutions qu'il préconise ne permettront que difficilement de réaliser cette objectif, dans la mesure où le programme 2018-2025 devrait faire la part belle à la mise en chantier d'unités de faible (par exemple Projet 22800) et moyen (comme celles du Projet 21631, Projet 20386, ou projet de nouvelle corvette Briz) tonnage puissamment armées. Enfin, hormis l'admission au service actif de nouveaux SNLE du Projet 955, la flotte du Pacifique a été relativement délaissée par le programme 2011-2020. La mise sur cale de 2 nouveaux SSK du Projet 0636.3 le 28 juillet dernier à St Pétersbourg (chantier de l'Amirauté) signale la volonté russe d'endiguer l'hémorragie capacitaire qui menace cette flotte d'ici 2025 (6 SSK devraient être livrées d'ici 2022). Cette formation a aussi reçu le 20 juillet dernier la corvette Soverscheny (Projet 20380), 11 ans après sa mise sur cale au chantier naval de Komsomolsk s/Amour... 

Le document laisse ainsi entrevoir l'émergence d'une marine qui prétend assumer un rôle et des missions dans l'océan mondial, mais qui de fait devrait se recentrer sur les espaces maritimes adjacents et moyennement éloignés, ses capacités lui permettant de frapper toutefois des cibles bien au-delà de ces zones. A ce titre, il est intéressant de souligner que le texte appelle à une plus grande interaction entre la VMF et le FSB, dont il est fait mention à près d'une dizaine de reprises dans le texte. Le FSB, qui est en charge de la protection des frontières de la Fédération de Russie, et la VMF doivent, en vertu de l'article 17, travailler de concert afin de remplir les objectifs qui leur sont assignés. Le FSB est ainsi compétent pour la surveillance des eaux territoriales, mais pas de la zone exclusive économique, de même qu'il a en charge celle des fleuves qui font office de frontière (comme en Extrême-Orient). L'association du FSB aux missions dévolues à la flotte paraît pertinente dans le cas (particulier) du détroit de Kertch et du pont éponyme qui y est construit. Les autorités souhaitent prévenir toute action ennemie qui pourrait entraîner la destruction de ce coûteux pont, et à ce titre, les efforts combinés du FSB et de la flotte contribuent à cet objectif.

***

Le doctrine navale russe dans version 2016 acte l'impossibilité pour la Russie de recréer d'ici à l'horizon 2030 une flotte hauturière "gorchkovienne", qui paraît hors d'atteinte pour Moscou, aussi bien techniquement que financièrement. La référence à l'introduction d'ici à 2030 d'une palette assez large de capacités modernisées (robotisation des systèmes d'armes, missiles hypersoniques, nouveaux Ekranoplan...) traduit la volonté du Kremlin de satisfaire le VPK et de ne léser personne. L'objectif de polyvalence des nouvelles plateformes risque pourtant bien de laisser sur le carreau des bureaux d'étude, de même que la volonté de développer une plateforme unique pour les sous-marins nucléaires (le bureau Rubin, à St Pétersbourg, serait le grand perdant dans ce cas de figure, au profit de Malakhit). Des chantiers bénéficieront de l'effet de ventilation des commandes sur plusieurs sites, phénomène que l'on peut déjà observer actuellement pour certains projets (20380 et dérivés, 22800), le tout sur fond de quête grandissante pour l'obtention de contrats civils.

(version du texte mise à jour le 11 août 2017).

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W
Je n'y comprends plus rien. Les soviétiques ont bien fabriquer les Kirov et les Slava. Comment cela ce fait il qu'ils n'arrivent même plus a construire des destroyers. Ils ont aussi construit le Leningrad et le Moskva. Des porte-hélicoptères. Ils ont aussi des chantiers qui ont beaucoup d' expérience. Ils ont terminé l'expérimentation du Zirkon. Travaillent au système de Deni d'Accès le plus sophistiqué au monde. Le seul pays du globe sous sanction américaine qui se porte bien même avec l'appui de l'UE. Construisent le pont de Kertch, ont des scientifiques brillants. Saturn remplace Zorya,etc... Et ils n'arrivent pas à (re)construire une flotte hauturière. Il va me falloir une autre explication que celle du budjet.
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K
Bonjour et merci de votre commentaire. <br /> Ce n'est certes pas qu'une question de budget. La plupart des unités hauturières soviétiques (PA, croiseurs...) avaient été construites en Ukraine, au chantier de Nikolaïev. Aujourd'hui, outre la situation politique, il n'est plus envisageable d'y faire construire quoi que ce soit de similaires : ce chantier n'a plus reçu de commandes militaires pour des navires hauturiers depuis plus de 25 ans et toute l'expérience nécessaire à la construction de tels bâtiments a été perdue... La Russie ne dispose donc aujourd'hui pas des chantiers et des cales pour bâtir une "flotte bleue"; il va d'abord falloir mettre à niveau les capacités de production si elle souhaite se doter d'une flotte océanique. La stratégie de déni d'accès que vous évoquez est mise en oeuvre par des unités de faible et moyen tonnage, des sous-marins classiques, des systèmes de missiles et des appareils basés à terre, que les Russes savent très bien produire. Ces plateformes coûtent moins chère et sont plus rapides à construire que des navires de premier rang. Saturn produit bien des turbines à gaz, mais la puissance déployée par les modèles sortis et éprouvés ne permet pas encore, à ce jour, de remplacer les turbines ukrainiennes. <br /> Enfin, la vraie question est de savoir si la Russie a véritablement besoin de se doter d'une (coûteuse) flotte océanique. Le document semble indiquer que oui, mais les orientations qu'ils prodiguent indiquent plutôt, comme je l'écris, un recentrage sur les eaux brunes et proches où sont concentrés les défis identifiés par le texte : activité navale de l'OTAN et de l'US Navy jugée hostile, ressources naturelles, opération de déstabilisation... Entre l'esprit et la lettre du texte, il y a donc un monde.<br /> Cordialement